Remise des insignes de Commandeur des Arts et des Lettres à M. Krystian Lupa [pl]
Remise des insignes de Commandeur des Arts et des Lettres à M. Krystian Lupa
16 novembre 2017
Cher Krystian Lupa,
Mesdames et Messieurs,
Je suis heureux de vous accueillir ici à la résidence de France, entouré de vos proches, de vos amis, de ceux qui travaillent avec vous, de vos admirateurs, pour vous remettre, au nom de la ministre de la culture de la République française, les insignes de Commandeur des Arts et des Lettres.
Je me sens très honoré d’officier aujourd’hui et, - je ne vous le cache pas-, intimidé. Dans la solennité de ces cérémonies, le plus compliqué n’est pas de retracer des mérites. Vos mérites sont nombreux et éclatants, j’y reviendrai. Le plus difficile est de retrouver la pâte humaine derrière une réussite, revenir aux sources d’un parcours, trouver quelle énergie le guide, en quelque sorte le carburant d’une personnalité, ses certitudes et ses doutes. C’est encore plus ardu lorsqu’il s’agit d’un artiste, d’un créateur. Il y a cette rencontre insaisissable entre la singularité d’un individu, « ce monde dans un homme » disait Victor Hugo pour définir le poète, et l’écho de son travail, la part d’universel de son œuvre.
Classiquement, le fil de l’éloge commence à se dérouler par l’évocation de la naissance de l’intéressé. Je préfère partir de votre dernier travail d’après Le procès de Franz Kafka. Nombre d’entre nous ont eu le privilège d’assister à la première hier soir et ce matin au Nowy Teatr et de vivre un moment exceptionnel. Le critique français Jean-Pierre Thibaudat, en parlant de « Kalkwerk », rendait compte de la spécificité de votre travail et de son importance dans le théâtre contemporain : « On ne va pas voir un spectacle de Lupa, on s’y installe comme sur une île pour y passer la nuit. Le théâtre et le jeu des acteurs y perdent leurs effets ».
Il me semble que cette réalisation est très révélatrice de ce que vous êtes et de ce que vous faites.
Kafka est né à Prague et son œuvre porte la marque d’un monde chargé d’une histoire complexe. Cher Krystian Lupa, vous êtes né en Silésie, alors sous occupation allemande, région carrefour, partagée entre influences polonaises, juives, tchèques, allemandes. Et votre œuvre porte profondément en elle la Pologne avec son histoire tourmentée, l’Histoire avec une grande H comme disait Georges Pérec, avec ses lumières et son noir profond, en grande partie la nôtre ce qui explique sans doute votre audience en France et la force des liens entre nos deux pays.
Le procès est aussi le dernier exemple de votre démarche singulière, travaillant à partir de romans, souvent des écrits monumentaux. Je pense notamment à « Les exaltés », inspirée de l’Homme sans qualités de Musil. Vous avez aussi beaucoup travaillé la matière russe des « Frères Karamazov », spectacle tiré du roman de Dostoïevski, à Tchekhov et Boulgakov, Andreïev et Gorki. Je citerai aussi « Cité de rêve », œuvre initiatique tirée du roman d’Alfred Kubin « Die Andere Seite », présentée au théâtre Stary de Cracovie.
Si je puis me permettre d’exprimer un vœu très personnel : peut-être pourriez-vous un jour vous pencher sur un autre livre monument, La conscience de Zeno d’Italo Svevo, de cette région chargée d’imaginaire de Trieste.
Vous avez aussi mis en scène des écrits de théâtre. Votre rencontre avec Tadeusz Kantor constituera pour vous un choc fondateur, en particulier la mise en scène de « La Classe morte », tirée de l’œuvre de Bruno Schulz, ainsi que la pièce « Les Mignons et les Guenons », inspirée de Witkiewicz, qui ont « exercé [sur vous] une fascination incroyable ». Comment ne pas aussi citer Gombrowicz avec Yvonne, princesse de Bourgogne.
Je n’oublie pas enfin que vous avez également travaillé sur les véritables expériences que représente l’adaptation au théâtre de tableaux de Caspar Friedrich. « Le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il voit devant lui mais aussi ce qu’il voit en lui-même », disait-il. Au-delà de la fascination pour la mer de glace ou le voyageur contemplant une mer de nuages, il y a peut-être une clé pour comprendre votre démarche.
Ce parcours d’une exceptionnelle diversité est ainsi articulé autour de deux axes complémentaires : l’adaptation de textes littéraires et la mise en scène de textes écrits pour le théâtre. Peut-être voyez-vous dans les premiers plus de liberté pour vous glisser dans les interstices du texte, comme vous l’avez dit vous-même au cours d’entretiens avec Jean-Pierre Thibaudat, « d’une part un magma textuel où vous vous enfoncez, d’autre part une matière où c’est moins le texte qui intéresse que ce qu’il y a entre les répliques ».
Le procès, c’est aussi la marque d’un artiste engagé, loin des clichés galvaudés que ce terme comporte parfois. Cet engagement, vous le définissiez déjà dès 2003, comme la réaction de l’artiste que vous êtes, « en exprimant, en transmettant, en suggérant, toutes ses émotions et ses pressentiments, un peu comme un rêve ». Les difficultés au Teatr Polski de Wroclaw, un des hauts lieux de la création théâtrale en Pologne, avaient eu beaucoup d’échos en France. Cette pièce devait y être jouée. Comment aussi ne pas entendre les résonances très intenses de ce spectacle dans le contexte polonais passé et présent.
Cette pièce et plus généralement votre œuvre reflète aussi une certaine vision de la France. Authentique créateur européen, vous avez insisté sur l’importance dans votre parcours des auteurs de la Nouvelle Vague française, de Godard à « Moderato cantabile » de Peter Brook.
Votre travail a été reconnu rapidement en France. La présentation, en 1998, des « Somnanbules » au Festival d’Automne. Après « Factory 2 », présentée au Théâtre de la Colline, vous créez, dans le même théâtre « Persona. Marylin et le corps de Simone », deux volets autour de Marylin Monroe et Simone Weil. En 2015, le Festival d’Avignon présente « Des arbres à abattre » (Wycinka Holzfallen) d’après Thomas Bernhard, suivi l’année suivante de « Place des héros », du même auteur, en 2016 au Festival d’Avignon, et reprise cette année à Villeurbanne. Je me réjouis que cette coopération se poursuive aujourd’hui autour de l’œuvre de Kafka.
Vous vous inscrivez dans la lignée de ces grandes figures, liées à la France : Wajda, Polanski, Kieslowski, Kantor, sans parler des créateurs réunis autour de la galaxie de Maisons-Laffitte et de Kultura, avec Czapski et Gombrowicz. Et il y a aussi la nouvelle génération de la scène polonaise dont beaucoup sont vos élèves. Je pense en particulier à Krzysztof Warlikowski.
Vous incarnez, à mes yeux, cette France où il fait bon créer, accueillante, ouverte au monde, qui est grande, profondément elle-même quand elle est une terre d’artistes pour le monde entier. Cela parait plus facile dans l’Europe d’aujourd’hui qu’à l’époque du communisme et des blocs. Et pourtant nombre d’acquis qui paraissaient irréversibles, conquis à jamais, - la démocratie, la liberté d’expression, la tolérance -, ne sont plus des évidences dans toute notre Europe.
Je terminerai en citant un extrait du journal de Kafka : « le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer sans me déchirer. Et plutôt être déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer ». Cette puissance est au cœur de votre être et de votre œuvre. Elle est si essentielle à notre existence.
Je vais maintenant vous remettre cette belle cravate de Commandeur des Arts et des Lettres. Elle vous ira si bien. J’en suis heureux pour vous et fier pour la France.
Krystian Lupa, au nom de la ministre de la Culture, nous vous remettons les insignes de Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres.