Entretien du Secrétaire d’État chargé des affaires européennes, M. Clément Beaune pour "Gazeta Wyborcza" [pl]
Visite en Pologne d’une délégation française : « Il y a des sujets communs, mais aussi des questions importantes. L’Etat de droit, les droits des femmes… »
Version en français de l’entretien accordé par le secrétaire d’État chargé des affaires européennes Clément Beaune à Piotr Moszyński paru dans "Gazeta Wyborcza" le 8 mars 2021 [1]
Votre visite s’inscrit dans une période très particulière pour l’Europe, pour la France et pour la Pologne. Quel message souhaitez-vous faire passer, qui allez-vous rencontrer ?
Je serai bien sûr à Varsovie, où j’aurai un certain nombre de réunions politiques - avec mon homologue et plusieurs membres du gouvernement. Je rencontrerai probablement aussi le défenseur des droits, les présidents du Sejm et du Sénat. Varsovie est également le siège de Frontex, je vais donc m’entretenir avec le directeur général de cette agence européenne de protection des frontières. Je participerai également à une discussion avec des étudiants
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Il est également très important pour moi de me rendre à Gdansk afin de rendre hommage à la mobilisation historique de la société qui s’y est déroulée tant en 1980 qu’après l’assassinat du président de la ville.
Je résumerais l’objectif de cette visite comme suit : il s’agit de renouer des contacts dans un esprit de grande sincérité. Il y a de nombreux domaines dans lesquels la France et la Pologne ne coopèrent pas suffisamment. La France a parfois négligé ses partenaires d’Europe centrale et orientale, à commencer par la Pologne, qui est le pays le plus important de la région. C’est dans cet esprit qu’a eu lieu la visite du président Macron l’année dernière - pour renouveler les liens politiques, personnels et culturels.
Il existe de nombreux sujets pour lesquels les positions de la France et de la Pologne sont ou pourraient être similaires. Je pense notamment à la coopération dans le domaine de l’énergie, par exemple dans le secteur nucléaire, ou dans le domaine industriel, ou encore à la question de la fiscalité des grandes entreprises qui paient peu d’impôts en Europe, notamment dans le secteur numérique, etc. Il y a ici des convergences sur lesquelles on peut travailler davantage.
Cependant, il est indéniable qu’il existe également des questions importantes sur lesquelles il y a un désaccord politique entre nous. Il faut en parler. Nous parlons d’eux, à la fois chez nous et sur le terrain. C’est l’honnêteté européenne entre nous. Il s’agit de l’État de droit ou des droits de certaines catégories sociales, comme les droits de la communauté LGBT et les droits des femmes.
La visite commence le 8 mars, qui est la Journée internationale de la femme. Je m’adresserai donc aux associations qui défendent les droits des femmes et, deuxièmement, également à celles qui défendent la communauté LGBT.
Tiendrez-vous la promesse que vous avez faite en décembre de vous rendre, lors de votre visite en Pologne, dans au moins une des municipalités qui se sont déclarées « zones sans idéologie LGBT » ?
Cela reste bien sûr mon souhait et mon engagement, mais nous en discutons encore avec les autorités polonaises. Quoi qu’il arrive, je parlerai aux organisations qui opèrent dans ces mêmes zones pour défendre les droits de la communauté LGBT. J’espère que je pourrai y aller. Si, pour des raisons indépendantes de ma volonté, cela ne se produit pas cette fois-ci, tôt ou tard, j’irai quand même, car je m’y suis engagé.
Vous avez déjà une grande expérience des relations avec les autorités polonaises. Pensez-vous qu’elles sont ouvertes aux commentaires qui leur sont adressés de l’extérieur dans les domaines que vous avez mentionnés ?
Nous ne cherchons pas à donner des conseils aux autres pays européens. Ce que nous disons, c’est que lorsque vous êtes dans le même club politique - parce que l’Europe n’est pas seulement un marché, c’est un projet politique commun - vous devez toujours vous parler, même si c’est difficile. Je pense donc que c’est une très mauvaise façon d’agir si vous êtes avare de réponses ou ne faites aucune visite. C’est pourquoi j’ai insisté - et le président Macron lui-même a beaucoup fait dans ce domaine - pour que les autorités françaises voyagent beaucoup en Europe et passent du temps avec leurs interlocuteurs dans tous les pays. Et même lorsque nous avons des divergences d’opinion, il faut se le dire et essayer d’explorer le problème. Je pense que c’est très important et j’essaie d’utiliser cette méthode moi-même en tant que ministre.
Et puisque nous sommes ensemble dans un projet politique, s’il y a des questions discutables sur des sujets fondamentaux et non secondaires, nous ne devons pas les cacher. Je répète qu’il ne s’agit pas de faire la leçon à l’autre, mais de discuter de ces questions. L’idée que nous devrions parler dans notre propre pays mais pas avec d’autres partenaires serait également une mauvaise façon de procéder. L’éthique européenne consiste à parler de la politique - des domaines d’accord afin de l’approfondir et des domaines de désaccord afin de la surmonter. En Europe, le dialogue est toujours possible et nécessaire. Nous sommes assis autour d’une même table lors des sommets européens, nous avons été très unis et proches sur tous les sujets récents, comme le brexit. Il y avait des différences sur le climat, nous les avons surmontées. Il est donc nécessaire de poursuivre le dialogue, même si tout ne peut être réglé d’un seul coup. Rompre la discussion serait la pire méthode.
En Europe, un nouvel espace de dialogue essentiel a vu le jour : la lutte contre la crise provoquée par l’épidémie de COVID-19. L’UE a décidé de se doter d’un plan de relance d’une valeur de 750 milliards d’euros. C’est une quantité énorme. Les institutions européennes et les États membres ont-ils déjà une idée précise de l’endroit où ils peuvent obtenir cet argent ?
Il s’agit en effet d’une opération énorme et sans précédent. En fait, c’est l’une des questions sur lesquelles nous avons travaillé ensemble, la France et la Pologne, l’été dernier. Nous n’étions pas d’accord sur tous les détails, mais les deux pays partageaient l’ambition de relancer l’économie européenne ensemble, ce qui nous a permis de parvenir à un accord. Nous avons donc déjà ce plan. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est qu’il décolle. Chacun doit mener à bien ses procédures de ratification. Nous venons de le faire en France, et je pense que la Pologne le fera bientôt. Il est très important de le faire rapidement.
Ensuite, nous nous mettrons au travail pour le reste, c’est-à-dire financer les investissements et préparer les remboursements lorsque la croissance reviendra. Nous avons tous convenu dans l’UE que les remboursements devraient commencer en 2028, après la fin de la perspective budgétaire actuelle. Cela donne le temps de relancer réellement nos économies. Pendant ce temps, il faut également créer de nouvelles ressources pour financer ce plan de relance sans introduire de nouvelles taxes dans nos pays.
La priorité est de travailler sur deux types de ressources que la Commission européenne proposera plus tard dans l’année. L’une d’entre elles est parfois appelée la taxe carbone aux frontières de l’Europe. La France et la Pologne sont d’accord sur cette idée. L’autre est une taxe numérique sur les grandes entreprises, souvent non européennes, qui utilisent notre marché mais évitent de payer des impôts. Là aussi, il y a un accord entre la France et la Pologne. Je dois toutefois souligner qu’il s’agit là d’un sujet complètement différent du débat actuel en Pologne sur la taxation des médias. Nous devons bien faire la distinction entre ces deux sujets.
La dépense des fonds du plan de relance est soumise à certaines conditions. Entre autres, il y a le principe selon lequel l’argent européen doit être dépensé dans le respect de l’État de droit. Toutefois, le passage obligatoire par la Cour de justice de l’UE a été négocié.
Je pense qu’il faut garder à l’esprit la réalité du mécanisme de l’accord européen sur l’État de droit, dont on sait qu’il était très important pour la France, et qui a été adopté à l’unanimité par tous en juillet 2020. Il y a eu des discussions interprétatives par la suite, mais je pense que la question est maintenant claire : ce mécanisme existe. Il a été prévu dans la législation européenne et adoptée par le Conseil et le Parlement européen. Deuxièmement, comme nous l’avons souligné lors du Conseil européen de décembre dernier, chaque État membre a le droit de demander que ce mécanisme soit appliqué. - Chaque État membre a le droit de s’adresser à la CJUE ; en fait, il avait ce droit auparavant. La Pologne exercera probablement ce droit, et la Hongrie aussi. La CJUE donnera son avis, mais il n’est pas du tout certain que cela prendra des années. La Cour jugera par elle-même si elle accorde la priorité à une affaire donnée.
Deux autres points sont importants. Les nouvelles règles de l’Etat de droit s’appliquent à partir du 1er janvier 2021 à tous les fonds européens, qu’ils soient gérés dans le cadre du plan de relance ou du budget « normal ». Nous attendrons donc que la Commission puisse pleinement activer le mécanisme impliquant la CJUE, mais les fonds européens sont déjà soumis à cette condition supplémentaire de respect de l’État de droit. J’insiste sur le fait que ce mécanisme s’applique à tous les pays. Il ne vise pas spécifiquement un pays ou un autre. La Commission européenne vérifiera que la lutte contre la corruption est respectée dans les différents pays et l’indépendance judiciaire, car elle est essentielle à la bonne gestion des fonds européens.
Je pense que c’est un réel progrès. Pour notre part, nous avons décidé que nous ne sacrifierons ni l’État de droit ni l’urgence de relancer l’économie. Le plus important est que le plan de relance économique sera lancé et que nous aurons la position de la CJUE par le biais du mécanisme de l’État de droit. Ainsi, dans quelques mois sans doute, il n’y aura plus de litiges ni d’ambiguïté.
J’espère que le mécanisme pourra entrer dans la phase d’application. Il s’applique à tous les États membres et à tous les euros versés au budget européen à partir du 1er janvier 2021.
Comment le tandem franco-allemand fonctionne-t-il au milieu d’une crise difficile, alors que les pays ont tendance à tomber facilement dans l’égocentrisme ou l’égoïsme pur et simple ?
Le président Macron a tenté d’expliquer ce qu’est le couple franco-allemand dans l’Europe d’aujourd’hui. Je la définirais comme une base - toujours nécessaire, jamais suffisante. Lorsque nous avons en France des idées sur l’Europe - et nous en avons eu beaucoup depuis quatre ans - nous devrions commencer par en discuter avec les Allemands. Non pas par volonté d’exclure les autres, mais parce qu’il n’y a pas de progrès significatif dans les affaires européennes s’il y a désaccord ou blocage dans les relations franco-allemandes.
Cependant, nous sommes l’Europe des vingt-sept et nous devrions parler davantage avec tous les autres. C’est cette méthode simple mais nouvelle que la France met en œuvre depuis 2017. Pourquoi ? Car dans un club de vingt-sept membres, il n’y en a pas deux qui décident, même s’ils ont des économies fortes, sont membres fondateurs, etc. Le tandem franco-allemand ne doit donc pas s’imaginer qu’il a l’exclusivité ou qu’il peut agir avec arrogance.
Ensemble ou séparément, la France et l’Allemagne devraient avoir de nombreux contacts avec leurs partenaires. La Pologne compte bien sûr parmi les partenaires privilégiés. C’est le plus important des pays qui ont rejoint l’UE en 2004. Il existe différents formats trilatéraux franco-germano-polonais. Le Triangle de Weimar fêtera cette année son trentième anniversaire. C’est un format important qui devrait devenir plus actif.
Prenons un exemple concret d’action commune. Au début des négociations sur le plan de relance européen, il n’y avait pas d’accord entre la France et l’Allemagne, ne serait-ce que sur l’idée même de relance économique. Nous avons travaillé, nous sommes parvenus à un accord en mai 2020. C’est ce qui a lancé la discussion européenne. Angela Merkel et Emmanuel Macron, puis la Commission européenne, se sont entretenus avec différents pays, en commençant par ceux qui étaient prioritaires en raison de leur importance économique et politique - dont la Pologne - puis nous sommes parvenus à un accord dans 27 pays.
C’est ainsi que cela fonctionne. Sauf que cette fondation ne peut fonctionner que si la France et l’Allemagne ont des contacts privilégiés permanents avec d’autres partenaires. Et la Pologne fait partie du noyau de contacts privilégiés qui devraient obtenir un contenu plus approfondi. Objectivement parlant, la France n’a pas assez approfondi ces contacts au cours des vingt dernières années.
Quel est le principal obstacle à une résolution rapide de la crise COVID-19 à laquelle l’Europe entière est confrontée ?
Permettez-moi de commencer par ce qui s’est bien passé. Je pense que l’Europe a compris la nécessité d’agir rapidement et ensemble. Mais il y a des domaines où l’Europe n’a pas développé les outils pour agir. En matière de santé, nous n’avons jamais organisé de coopération européenne auparavant. D’où les difficultés à acheter des vaccins en commun, à mener des recherches médicales en commun, à coordonner les campagnes de vaccination, à communiquer à leur sujet, etc.
Je pense que dans cette situation, nous ne devons pas tomber dans le piège de l’égoïsme, mais améliorer et renforcer notre coopération. Les blocages en Europe viennent parfois du fait que les procédures sont longues ou lentes, parce que nous sommes vingt-sept pays démocratiques et que chacun d’entre nous a ses procédures, ses identités, ses façons de se sentir. Il s’agit d’un groupe d’États démocratiques, d’une "démocratie des démocraties". Par conséquent, nous avons parfois besoin de plus de temps que d’autres pour agir. Cependant, il n’y a pas de fatalité ici. Nous devons développer une réactivité européenne appropriée.
Comment se présentera la sortie de la crise actuelle ?
Premièrement, nous avons tous préservé la liberté de discussion démocratique, même si ailleurs, par exemple en Asie, il y a eu des réactions autoritaires à la crise. Ce n’est pas le modèle européen. Partout, nous avons entendu des critiques à l’encontre des gouvernements et des polémiques sur la gestion des crises. Cela peut être compliqué, mais c’est sain et normal dans nos démocraties ouvertes.
Ensuite, partout en Europe, il y a eu une aide sociale massive - prestations d’arrêt, diverses formes de maintien du pouvoir d’achat, protection de l’emploi, soutien financier aux entreprises, etc. Il y en avait beaucoup plus que partout ailleurs dans le monde. On peut en être fier.
Après la crise, il y a, selon moi, deux choses qui ont parfois manqué à l’Europe mais sur lesquelles elle peut s’appuyer. Tout d’abord, la solidarité. Certes, le plan de reconstruction est déjà un signe de solidarité, mais il faut aller plus loin dans le domaine social et dans les droits de ceux qui ont été le plus durement touchés par la crise.
Deuxièmement, l’innovation et l’investissement. C’est là que se joue le destin de l’Europe, qu’elle soit leader ou outsider. Nous ne devons pas manquer à nouveau, comme nous l’avons fait à la sortie de la crise en 2011-12, lorsque l’Europe est revenue à ses vieilles habitudes, à la façon dont les choses étaient gérées avant la crise. Il va maintenant falloir investir massivement, pour favoriser l’innovation, ce qui manquait à l’Europe, par exemple, en matière de vaccins.
L’Europe est-elle une puissance ?
Je pense que l’Europe doit être une puissance et qu’elle a les moyens d’être une puissance. Il n’en est pas encore tout à fait ainsi. Pourquoi ? Parce que le projet européen lui-même était dirigé contre les puissances, contre la notion même de puissance. Ce projet a été créé après la guerre afin de parvenir à un accord, à une coopération, sans recourir aux outils des puissances qui avaient détruit l’Europe. Elle n’a pas voulu succomber au vertige qui accompagne le pouvoir et qui a conduit à la tragédie. Aujourd’hui, nous voulons préserver les précieuses réalisations de la coopération, qui n’ont jamais duré aussi longtemps dans l’histoire européenne. Ce n’est pas une mince affaire.
En même temps, nous voulons construire l’ambition d’une puissance européenne collective. Jamais dans l’histoire récente de l’Europe, ni même dans l’histoire plus ancienne, notre petit continent très diversifié n’a réussi à combiner la coopération entre les peuples et les pays, sans que l’un ne domine l’autre, avec la force de l’équipe vis-à-vis du reste du monde.
Quand je parle de pouvoir collectif, je veux dire, par exemple, une politique commerciale européenne plus affirmée, des ambitions climatiques européennes défendues à l’échelle mondiale.
C’est aussi une question d’indépendance et d’autonomie dans certains domaines industriels stratégiques, comme la santé, la défense ou la prévention des cyberattaques. Tout cela doit être construit, mais il me semble qu’au cours des cinq dernières années, partout en Europe - de Paris à Varsovie, de Stockholm à Madrid - la nécessité d’un pouvoir commun a été comprise.
Quels sont les défis de la présidence française de l’Union en 2022 ?
Nous nous y préparons. Nous avons déjà choisi trois thèmes clés : la sortie de crise, notamment économique ; la puissance européenne, dont nous parlions tout à l’heure, pour renforcer notre action face à tous les grands défis et face aux partenaires et rivaux internationaux ; et enfin, l’appartenance, un thème auquel j’attache une grande importance car il s’agit d’une question d’identité, conduisant peut-être non pas à l’invention, mais au renforcement du modèle européen dans certains domaines, comme la numérisation, où nous devons mieux réguler le contenu des grandes plateformes, en vérifiant qu’elles ne cherchent pas à imposer à nos citoyens leur propre contenu informationnel, parfois dangereux.
Ce sont trois sujets clés, mais nous travaillons sur un agenda plus large, incluant de nouvelles ressources européennes dans les domaines de l’environnement ou des technologies de l’information. Si, en outre, des progrès pouvaient être réalisés dans le difficile débat sur certains sujets "sensibles", il serait très positif pour une politique européenne d’immigration et d’asile plus efficace.